samedi 25 février 2012




Chers lecteurs,


« Mon rêve retrouvé », ce n'est pas un rêve que j'ai fait en dormant. Ce sont les pensées et les rêveries que j'ai eues durant trente années. « Mon rêve retrouvé », c'est la fille que j'ai aimée et qui s'est nichée dans mon cœur quand j'avais treize ans, et qui, dès le commencement, a rejeté mon amour, à cause de mon comportement. A cause de mon mauvais comportement, fruit de mon enfance dure et amère...



Dans mille et un visages, je vois seulement tes yeux…
Pourquoi la lumière sur la scène et l’obscurité dans la salle ?
Je n’ai jamais rien écrit sur l’amour, ni une ligne, ni une strophe, pas même un chant,
Parce que, en réalité, j’ai toujours aimé comme un fou.

Rêve, désir, miracle, un ciel bleu
Toi, don de l’âme humaine, à tous tu ne souris pas
Torturé dans mille chants, papillon épinglé dans des livres
Miracle de cinq lettres qui s’appelle amour.

Lui, qui ne supporte pas la simulation, n’est pas soumis au temps
Et tremble sur les lèvres, telle une prière divine
La lumière de l’amour t’accompagne à tout instant sur le champ de bataille
C’est l’amour qui, peut-être, nous sauvera ou bien nous perdra dans le désert.

L’amour est l’unique maître et roi, le reste n’est que vanité
C’est lui qui donne un sens à cette vie, qui nous est accordé une seule fois…
/ «Jours», Arthur MESTCHYAN, auteur-compositeur/



Mon rêve retrouvé

J'eus une enfance très dure. Ma mère n’avait que seize ans de plus que moi. Elle avait perdu sa mère à neuf ans ; mon grand-père, illettré, la maria à quinze ans au premier venu : cela faisait une bouche de moins à nourrir dans sa pauvre famille de sept personnes. Elle n'avait pas trente ans lorsqu'elle divorça.

C’est à partir de ce jour-là que les souffrances de ma mère commencèrent. Mon père était soûl presque tous les jours, ou bien il se trouvait pendant des mois par monts et par vaux en Russie. Bruits, coups, corrections, cris, hurlements étaient devenus coutumiers chez nous. Mais ce n'était pas tout…

Nous vivions dans un pavillon. D'un côté se trouvait la maison de mon oncle paternel le plus âgé, de l'autre celle d’un autre oncle plus jeune. Le cadet de mes oncles avait deux enfants malades mentaux. Ni ils ne parlaient ni ils n'entendaient. Ils faisaient ce que leur instinct leur dictait dans l’instant présent.
Ils pouvaient apparaître à tout moment chez nous, mettre la maison sens dessus dessous, renverser les meubles et tout casser. Ou encore, entrer directement dans la maison, s’accroupir dans un coin de la maison et le souiller. La porte de notre maison était trouée de partout ; quelle que soit la manière dont nous la verrouillions, ils la cassaient avec la force surnaturelle des malades mentaux…

Encore aujourd’hui je ressens ces douleurs dans mon corps, lorsque la fille malade de mon oncle, passant près de moi, me tapait du poing sur la tête en sorte que ma tête bringuebalait, que mes jambes chancelaient ; ou bien, lorsque, énervée, enragée, elle surgissait à côté de moi, m'attrapait par les cheveux et me traînait jusque dans la rue ; elle m'arrachait les cheveux par poignées. Ma mère n'y pouvait rien ; elle n’était d’aucun secours et demeurait muette. Dès qu'elle ouvrait la bouche, elle recevait une correction. Une correction terrible qui la clouait au lit durant des jours et des semaines. On aurait dit que mon père s’était adonné à la boisson par faiblesse. Il n'était capable de rien d'autre que frapper ma mère, la faire sortir de ses gonds ; lui aussi demeurait silencieux devant ses frères aînés. Impuissante, ma mère aussi, à son tour, passait sa colère sur mon petit frère et moi. Elle frappait. Bien qu'elle nous aimât du fond du cœur, elle nous frappait durement, terriblement durement. De douleur, je prenais la fuite : je ne pouvais pas, je ne voulais pas rentrer à la maison. La nuit, je me réfugiais, recroquevillé, dans les caves des voisins ou dans un coin sombre d'une rue et je ne rentrais chez moi que lorsque j'étais assuré que mon père dormait et que ma mère n'était plus en colère.

J'étais un enfant doué mais je ne pus faire preuve de mes capacités à l'école. Je ne le pouvais pas. Comment un enfant de dix ou onze ans passant ses nuits dans les caves, les rues ou, par peur des chiens, dans les arbres, pouvait-il se rendre à l'école le lendemain dans un état normal ? Manquant de sommeil, comment pouvais-je me maîtriser et ne pas fermer les yeux durant les cours ?
Mes professeurs voyaient tout cela mais ils n'avaient aucune envie de s'occuper de nous. Ils ne le désiraient pas, parce qu'ils connaissaient la situation: la mère des enfants fous de mon oncle était un professeur respecté de notre école. Elle était même mon professeur principal. Moi, comment pouvais-je sortir mes livres déchirés pendant les cours et m’exposer à la risée de mes camarades ? Ou bien, comment l’amour des livres pouvait-il grandir chez l’enfant que j’étais, alors que la fille de mon oncle déchirait les images des livres illustrés ? J’étais contraint de fuir la classe pour qu’on ne se moquât pas de moi. J’étais ensuite battu, persécuté pour avoir fait l’école buissonnière.

C’était une enfance dure. Terrible, si terriblement dure que c’est la rue qui, et la nuit et le jour, m’attirait à elle. Dans la rue on ne me persécutait pas. Dans les rues j’étais seul, seul avec moi-même… Et un jour, je me retrouvai, naturellement, au milieu d’autres gamins des rues comme moi. Vous ne trouverez pas une seule photographie datant de ma scolarité où se perçoive dans mes yeux ne serait-ce qu’une lueur de joie. Mais je grandissais malgré tout et entrais dans un nouvel âge…

À treize ans je tombai amoureux. Je tombai amoureux d’une de mes camarades de classe. Elle s'appelait Mariam. Moi-même je ne sais plus ce que, à cet âge-là, j’avais vu ou senti en elle pour que j'en tombe amoureux. Je fus épris d'un amour inoubliable...

Mon amour resta, dès le début, sans réponse. Je ne l'en accuse pas. Le coupable, c’était moi. Ou, plus exactement, j'étais un coupable innocent. J'étais coupable d'être devenu un gamin des rues, non pas par ma propre volonté, mais coupable d’être devenu un gamin des rues, je l’étais bien. Je faisais l’école buissonnière, je n'apprenais pas mes leçons, je me détournais des livres. La télévision ? Nous n'avions même pas la télévision pour qu’au moins je puisse apprendre quelque chose, pour qu'au moins je m'instruise. Je grandis inculte, et – c'est bien normal – j’étais incapable d’expliquer à la fille que j'aimais ce qui avait germé dans mon cœur... C'était bien normal que j'essuie un refus. Elle, elle n'était pas coupable, le coupable c'était moi ; j’étais le coupable innocent.

Chaque fois son refus me fendait le cœur. Je m'énervais et faisais des choses pires et plus terribles, et quand je la voyais parler à quelqu'un, je provoquais des bagarres, lançais des coups. Mais j'étais intimidé par elle, devenais craintif devant elle. Je la priais qu’elle exigeât de moi de devenir tel qu’elle le voulait. Plusieurs fois je faisais exprès des choses mauvaises, je voulais ainsi lui montrer que pour elle je ferais n’importe quoi, je pouvais être bon et aimable, pourvu qu’elle exigeât de moi de ne pas faire de choses mauvaises…
Durant ces années je ne le compris pas mais par la suite, j'y réfléchis beaucoup. « Je n'ai eu personne pour m'éduquer. Mes parents ? eux non plus n’avaient rien à nous transmettre. Mais l'école ? mais les instituteurs ? » Je les déteste. Je les déteste parce que, à voix basse, et même à voix haute, ils pensaient ainsi : « S'ils étudient tous bien et deviennent directeurs, qui donc sera ouvrier ? » Ainsi était le système scolaire soviétique, ainsi, les mœurs soviétiques. Dès l'école ils nous passaient au crible et décidaient qui d'entre nous devait être fait directeur, qui ouvrier, qui médecin ou professeur, qui je ne sais quoi, policier ou même criminel (les criminels qui devenaient ensuite une main-d’œuvre gratuite en prison)…

À l’école, malgré de mauvaises appréciations et mes nombreuses absences, ils ne me firent redoubler aucune classe. Je sais bien pourquoi. À l'époque aussi je savais pourquoi, ils ne s'en cachaient pas. S'ils me faisaient redoubler, je serais resté une année de plus à l'école.
À la fin de la classe de 8e, personne ne me demanda si je voulais poursuivre ou non les classes de 9e, 10e... Ils ne me le demandèrent pas parce qu'ils savaient que je le voulais. Mais ils savaient aussi que ce n'était pas pour étudier mais pour être tous les jours près de l’être que j’aimais, Mariam. Ils me remirent mes travaux et me souhaitèrent bonne chance.
Mes camarades de classe passèrent en 9e. Dès le premier jour je rendis à l’école et m’assis à ma place avec mes camarades. Mon professeur exigeait que je sorte de la salle de classe mais moi je ne sortais pas.
De ma plume d’illettré, j’écrivis une demande adressée au département d’éducation du conseil régional. Mais eux trouvèrent le moyen de se débarrasser de moi. Mon professeur m’appela et me dit : « Mariam a dit que si Vahagn continue de venir à l'école, c'est elle qui partira ». Ce n’était pas là ce que je désirais, l’école sans Mariam, à quoi cela servirait-il ? Je quittai l’école pour que, elle, poursuive ses études ; ainsi je pourrais la voir plus souvent.

Deux années passèrent. Durant ces deux années beaucoup de choses se produisirent. Un homme apparut, à l’occasion d’un travail, dans la vie de ma mère. Un véritable criminel qui avait passé 20 ans en prison. Tout le monde en avait peur. Je me souviens qu’un jour il avait sorti son revolver et, tirant sur quelqu’un, avait traversé plusieurs rues. Il était surnommé le « Fou ». Il tenait tête à la police. Ma mère avoua beaucoup plus tard qu’elle ne s’était pas opposée à la présence de cet homme car tous le craignaient et que, de cette façon, nous, nous étions protégés. Elle avoua aussi qu’au début il lui avait fait du chantage : si elle disait non, lui nous ferait du mal. Mon petit frère n’aimait pas cet homme, moi non plus je ne l’aimais pas. Mais un jour il me promit que nous ravirions Mariam aussitôt que retentirait la dernière sonnerie du dernier jour d’école. Moi je le croyais. Moi j’étais persuadé que personne ne tenterait de s’opposer à lui. J’en étais persuadé, je le croyais et sa présence dans notre maison ne m’indisposait pas. Toute mon enfance et mon adolescence, j’avais grandi, perturbé par ce qui se passait à la maison ; à cette époque, une seule chose m’importait, c’était de devenir l’époux de ma Mariam.

En 1983, mes camarades étaient en dixième classe. À cette époque, mon frère, qui était mon cadet de deux ans, et moi, avions construit dans un coin de la maison un atelier pour réparer les chaussures et nous étions en train de travailler. Il ne restait que quelques jours avant la fin de l’école ; j'attendais, le cœur battant. Un jour, le « Fou » entra soûl chez nous. Mon frère était à la maison, assis près de l’établi. Énervé par les insultes du « Fou », mon frère murmura quelque chose, et l'autre se précipita sur lui. Il avait attrapé mon frère et voulait l'étrangler. Nous ne pûmes les séparer l’un de l’autre. Puis le « Fou » s’effondra sur moi : il y avait dans la main de mon frère un couteau de cordonnier... plein de sang. Le « Fou » était mort. Et on condamna mon frère, mon frère de 14 ans, à trois ans de prison.

Je n'avais pas vraiment conscience à cette époque de ce qui s'était passé, mais plus tard – et encore maintenant –, je me sentis coupable vis-à-vis de mon frère. Moi j'avais des camarades de rue, et j'avais deux ans de plus que mon frère ; il aurait été plus facile pour moi d'aller en prison plutôt qu'un gamin innocent de quatorze ans, que la rue n'avait jamais attiré...

Le « Fou » mourut et mes espoirs liés à Mariam se dissipèrent aussi. Mon frère se couvrit d’infamie au sein de la communauté, et ma mère et moi de honte. Du vivant du « Fou », personne n'osait parler dans notre dos ou médire de nous, mais après cela, tout le monde se mit à parler. Ce fut la raison pour laquelle, durant ce même mois, nous, ma mère et moi, déménageâmes dans un autre quartier.

Mes camarades d'école terminèrent leur scolarité. Les garçons de mon âge se préparèrent à partir pour l'armée. Mais moi je ne voulais pas y aller. Je craignais que durant les deux années où je servirais dans l'armée, Mariam ne se mariât et que mes espoirs disparussent à jamais. Je fis tout ce que je pouvais, des choses inimaginables pour un gamin de 17 ans. Durant la visite médicale pour l'armée, je pus me faire passer pour déséquilibré mental auprès des membres du comité de contrôle. Je passai une ou deux semaines à l'asile puis je fus exempté du service.
Pendant cette période Mariam poursuivit ses études à l'école professionnelle. Et c'est exactement à ce moment qu'un garçon apparut dans sa vie. Ils s'éprirent l'un de l'autre. Mon cœur hurlait de douleur mais je ne pouvais rien faire. Ce garçon était quelqu’un de bien ; son nom était Artachès. À plusieurs reprises je le suivis à la dérobée. Je m’approchai de lui, lui parlai et me battis avec lui. Il arriva plusieurs fois que, couteau en poche, j'ameute quelques autres de mes semblables pour aller frapper, rosser voire tuer Artachès, pour éviter que je ne perde à tout jamais la fille que j'aimais. C’est précisément un jour comme celui-là, alors que j'étais complètement fou de rage, que je m'embusquai à proximité de la maison de Mariam. Artachès arriva, je me dressai devant lui et nous commençâmes à parler. Tantôt nous disputant, tantôt nous bousculant l’un l’autre. Je voulais faire en sorte que nous quittions cette rue fréquentée pour passer du côté de la cour, là où ne se trouvait personne. Artachès était en train de me dire : « Je sais que tu aimes Mariam, mais pourquoi ne veux-tu pas comprendre que ce n'est pas réciproque, alors que, elle et moi, nous avons des sentiments mutuels ? ». Il disait vrai, j'en étais conscient et je comprenais mais mon cœur ne parvenait pas à s'en accommoder ; je ne voulais rien entendre et j'essayais de le persuader de passer dans la cour pour y continuer notre conversation. À mesure que nous parlions, je commençais à perdre mon sang-froid. Tantôt je parlais calmement, tantôt je le houspillais à voix haute et le bousculais.

Juste au moment où je le tracassais ainsi, Mariam accourut de chez elle, la mine agitée, et se mettant de dos à Artachès, elle se dressa entre nous. Elle avait pris mon col des deux mains et, tremblante, me faisait reculer. D'une voix implorante elle me suppliait et récriminait : « Pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ? Il n'y a rien entre nous ! Je t'en prie, je t'en conjure, arrête de m'embêter, arrête de me persécuter, laisse-moi tranquille, je t'en supplie… » Je ne répondais rien. La présence de Mariam m'avait pétrifié, j'en avais la bouche cousue. Je la fixais d'un air piteux.

Mon cœur me faisait mal, je voulais hurler, crier, pleurer haut et fort. Je comprenais que leur relation était sérieuse ; mon seul espoir qu'un jour Mariam croie que je l'aimais vraiment se dissipait. Je lui promis que je ne la tourmenterais plus. Je promis à cet instant-là qu'elle n’aurait plus à s'inquiéter, que je ne lui ferais pas de mal. À cet instant-là, ma seule préoccupation était de ne pas énerver Mariam, de ne pas l'inquiéter, et, aussi difficile que cela pouvait l'être pour moi, je lui dis : « Je ne t'importunerai plus, je te souhaite bonne chance et bonheur ». Puis je m'adressai à Artachès, le menaçant, lui disant que s'il venait à tromper Mariam il le regretterait beaucoup et qu’il aurait à en répondre devant moi. Cela dit, je m'éloignai le cœur lourd…

À partir de ce jour-là, durant des mois, je ne me mettais plus en travers du chemin de Mariam, je ne la tourmentais plus. Mais tous les jours, même plusieurs fois par jour, je rôdais près de chez elle, et me tapissais dans un recoin de telle sorte que je pouvais voir Mariam sans être vu. Je la voyais et pleurais en silence. Je continuais à téléphoner chez Mariam, mais je ne parlais pas, je ne disais pas le moindre mot, couvrant le combiné du téléphone, pour qu'elle croie que la voix de son correspondant était inaudible et de cette façon j'entendais simplement sa voix. Je l'entendais et je pleurais, je pleurais et pleurais…

Dans mon esprit, je caressais l'espoir de voir surgir des conflits entre eux, pour qu'ils rompent et s'éloignent l'un de l'autre, et que renaisse mon espoir de retrouver Mariam.

Des mois passèrent et un jour j'appris que Mariam et Artachès s'étaient fiancés. Mon cœur s'arrêta de battre, je me mis à pleurer et ne cessai plus de pleurer. Je voulais quitter le monde mais ne le pouvais pas. Ma mère, l'amour que j'avais pour ma mère, m'en empêchaient. Je commençai à boire tous les jours, à noyer mon chagrin dans l'alcool. Tous les jours je me promenais près de chez eux, je l'apercevais de loin et pleurais. Tous les jours je lui téléphonais, écoutais sa voix et pleurais. Mais je ne la tourmentais plus par ma présence. On était en janvier 1985, aux premiers jours de la nouvelle année, je m'enivrai encore et allai du côté de leur maison. Soudain, dans la rue, Mariam et Artachès surgirent devant moi et je ne pus me retenir, je provoquai une bagarre… Au petit matin, de retour à la maison, le cœur brisé, je n'avais plus aucun doute, j'avais irréversiblement perdu Mariam. Je lui avais souhaité bonne chance, mais je ne pouvais me retenir. Je ne pouvais me forcer de l'oublier…

Durant ces jours, une fille était apparue chez nos voisins. Plus précisément une jeune fille de 17 ans. Qui avait-elle rencontré jusque-là ? s'était-elle mariée puis séparée ? je ne m'y intéressai pas. Nous nous rencontrâmes dans la rue et avions commencé à bavarder : elle était contrariée, elle racontait qu'elle s'était mariée contre la volonté de ses parents et que maintenant qu'elle était séparée et qu’elle était retournée chez ses parents, elle ne trouvait plus sa place dans la maison paternelle, qu'ils l'importunaient sans arrêt, la rabrouaient, et d’autres choses encore. À ce moment, sans réfléchir, je décidai de la prendre pour femme. Je pensais, je croyais qu’une fois marié, je parviendrais non pas à oublier Mariam mais au moins à arrêter de la tourmenter. Je ne lui cachai rien. Je lui dis : « Moi je ne peux pas t'aimer, dans mon cœur se trouve un amour dont je ne peux me défaire. Je ne désire pas réellement me marier mais j'ai besoin d'une femme à la maison. Et si tu veux je peux t'emmener chez moi. Nous pouvons nous montrer comme mari et femme aux yeux de tous, et toi aussi tu pourras déclarer que tu as un mari et une famille. » Elle y consentit. L’amour de ma vie, c’était Mariam ; moi, je ne voulais pas avoir d'enfant d'une femme que je n'aimais pas.

Raya et moi, nous vécûmes ensemble sept ou huit mois. Tous les jours, comme auparavant, je continuais à me promener du côté de chez Mariam, à l'observer de loin, à me torturer et pleurer. Comme auparavant, je téléphonais, j’écoutais la voix de Mariam et pleurais en silence. Un jour Raya me dit ceci : « Tu ne m’aimes pas, et moi, je me sens toujours seule à la maison, ce n’est pas facile pour moi. Si tu en es d’accord, faisons un enfant, ce sera mieux pour moi… » Je lui répondis : « Oublie. » Ma mère aussi parlait beaucoup de cette histoire d’enfant, mais moi je ne voulais pas en entendre parler. Comme avant, je sortais chaque matin de la maison, j’allais dans mon ancien quartier et me promenais encore et toujours du côté de chez Mariam. Chaque jour j’attendais que le soir tombât et je montais à la dérobée sur le toit des maisons des voisins et je restais ainsi jusqu’au petit matin attendant de pouvoir apercevoir Mariam par les fenêtres. Un jour, l’un des voisins me remarqua ; il voulut appeler la police, croyant que j’étais monté sur le toit pour cambrioler. Lorsque, à cette heure tardive de la nuit, cet homme commença à brailler, je descendis à toute vitesse du toit et me blessai au pied, mais je réussis à m’enfuir. Je ne désirais pas que Mariam fût, tout d’un coup, au courant de cela. Moi je sentais bien que je ne pouvais contenir mes sentiments et de jour en jour je commençais à redevenir dangereux.

En mai 1986 naquit mon fils. Je désirais une fille pour l’appeler Mariam. Mon enfant naquit mais je n’arrivais toujours pas à oublier ma Mariam. Le cœur empli de chagrin, je me cognais la tête contre les murs et craignais de faire une chose effroyable. J’envisageais sérieusement de mettre fin à mes jours. Des années auparavant j’étais passé par-dessus le mur dans la cour de chez Mariam, j’avais escaladé le balcon et avais tenté de me couper les veines. Je me les étais coupées, mais je n’avais pas pu le faire très profondément ; j’étais à l’époque encore un gamin. Par la suite aussi, j’avais souvent songé à recommencer mais je ne l’avais pas fait pour ma mère. Mon enfant naquit, mais je ne trouvais pas plus ma place dans ma maison ; chaque jour je traînais des heures durant du côté de chez Mariam. Mille fois par jour j’appelais chez elle. J’appelais mais je ne parlais pas pour qu’elle ne raccrochât pas d’un coup, pour qu’elle n’interrompît pas d’un coup la communication, pour qu’elle crût que la voix du correspondant ne fût pas audible et qu’elle répétât sans cesse « allo », pour qu’au moins je puisse entendre sa voix. J’écoutais et versais des larmes en silence. Je pleurais et pleurais encore et toujours…

Ma femme, il serait plus juste de dire la mère de mon fils, me proposa d’aller me mettre au vert chez son père, en Ukraine. Nous partîmes ; je ne pus y rester qu’un seul jour. C’étaient des étrangers pour moi, pas une âme qui me soit familière. Mariam était à tout instant devant mes yeux. Dès le lendemain je m’en retournai.

Je devenais de plus en plus dangereux. Je craignais de rencontrer, comme la fois d’avant, ma Mariam avec son fiancé, d’aller trop loin et de verser le sang. Les lèvres de Mariam m’auraient maudit. Il fallait que je m’isole … C’est seulement en m’isolant qu’ils pourraient me tenir à distance…

Mon fils naquit le 10 mai, on m’enferma le 30 mai. Quatre ans durant. Je ne trouvais pas non plus ma place en détention ; autour de moi, tous étaient des criminels, des hommes qui m’étaient étrangers. Même lorsque je le désirais grandement je ne pouvais trouver un coin pour être seul, pour parler en pensée avec ma Mariam, pour pleurer, pour m’apaiser. Je faisais tout pour qu’ils m’isolent, pour être jeté au cachot ou transféré au TsB, à l’asile de fous et que je demeure seul dans une cellule, avec ma Mariam et mes pensées.

Je fus libéré trois ans et quatre mois après. Je divorçai, mon fils resta avec ma mère et moi. La communauté joua réellement un grand rôle dans ma vie, la communauté était mon université à moi. Mille et une fois, couché sur le dos, je me remémorai les jours de ma vie passée, les années que j’avais vécues, je ressentis les mêmes douleurs, je me souvenais, analysais, cherchais des coupables pour la bonne fortune que je n’avais pas eue. C’est précisément à partir de ces jours-là que commença, à l’extérieur, le Mouvement de libération nationale, qui me plongea dans de profondes réflexions. Je compris. Le coupable de ma mauvaise fortune, c’était les mœurs soviétiques. Apparemment.

Dès le lendemain de ma libération, je me vouai au Mouvement. Parmi les différents partis, c’était l’UAN dont je me sentis le plus proche. Pas un instant je n’avais songé à faire de la politique, pas une seule fois je n’avais entendu parler des gens qui avaient combattu par le passé et qui avaient été emprisonnés, mais leur appellation d’antisoviétique m’attirait déjà. Moi aussi j’étais devenu antisoviétique. Moi aussi j’avais une raison personnelle de devenir anti…

Je me consacrai au mouvement. La maison ne m’intéressait plus. Jour et nuit j’étais dehors : manifestations, meetings. Je me consacrai au mouvement, mais je ne pus oublier ma Mariam ; où que j’aille, quoi que je fasse, quoi qu’il advienne, à un moment donné de la journée il fallait que je retourne me promener du côté de la maison de son père, dans l’espoir de la voir. Mariam était mariée et avait déjà un enfant. Où vivait-elle ? je ne le savais pas. Mais il aurait suffi que je la voie au moins une fois, je l’aurais suivie, j’aurais su où elle habitait avec son mari, je serais allé de ce côté-là, j’aurais commencé à m’y promener, il fallait que je la voie au moins de loin. Je souffrais, j’avais le cœur gros, je n’avais ni son adresse ni son numéro de téléphone, pour seulement entendre sa voix. Les mois passèrent et arriva un jour où je vis Artach, l’époux de ma Mariam. Lui ne me voyait pas. À ce moment-là, avec des camarades du Mouvement, le visage masqué, nous avions attaqué la police « léniniste » pour nous emparer des armes. Artach passait, je le reconnus, mais je ne lui dis pas qui j’étais. Je lui dis que nous nous connaissions, mais que ce n’était pas le bon moment pour retirer mon masque et lui donner mon nom. Je lui rappelai les études qu’il avait suivies, il fut convaincu que je le connaissais, me donna son numéro de téléphone pour que je l’appelle et lui dise qui j’étais.

J’appelai, j’appelai de nombreuses fois ; j’appelais presque tous les jours, entendais la voix de ma Mariam et comme autrefois je ne parlais pas, je pleurais seulement, je pleurais en silence encore et encore…
J’avais son numéro de téléphone, j’obtins aussi son adresse. Après cela, durant des jours, durant des mois et des années, et parfois même plusieurs fois par jour, pendant des heures, debout dans un coin, face à leur immeuble, fredonnant la chanson de Tzakh Harout « Même d’autres bras, viens, viens seulement », des larmes coulant de mes yeux, la tête tournée vers leurs fenêtres, j’invoquais Dieu pour qu’au moins elle sorte sur le balcon, pour qu’au moins je la voie à la fenêtre…

De nouveau je commençais à redevenir dangereux ; une fois alors que j’étais à mobylette, ma Mariam apparut au balcon. Elle ne m’avait pas remarqué. Elle était enceinte ; dès que je le compris je voulus mourir. Je gardai les yeux fixés sur elle. La regardant je fonçai droit dans la voiture qui arrivait d’en face, la percutai et chutai dix mètres plus loin et me rompis le cou… Je n’avais pas détourné mon regard de ma Mariam…

J’étais réellement devenu dangereux ; mes appels pouvaient lui devenir insupportables. Elle, elle n’avait rien fait de mal, mais ils comprenaient que ces appels incessants étaient pour elle seule. Quand c’était elle qui décrochait, moi je ne disais mot, j’écoutais seulement mais quand c’était quelqu’un d’autre qui répondait je raccrochais aussitôt.

… D’un côté j’étais conscient que j’avais tort, de l’autre, l’état désespéré de ma mère me contraignait à songer à me marier une nouvelle fois. Je décidai donc de me marier mais je ne pus trouver l’âme sœur. Je ne le pouvais pas, c’était impossible, j’avais offert depuis longtemps mon cœur à ma Mariam. Dès le début, je racontai tout sur ma Mariam à ma future épouse, de la façon la plus détaillée possible. Je ne cachai pas que depuis longtemps mon cœur n’était plus à moi, que personne ne pouvait le conquérir. Et que si nous avions une fille, je l’appellerais Mariam. Incrédule, elle écouta mes propos. Peut-être était-elle persuadée qu’elle pourrait vaincre. Je ne sais pas. Elle disait que lorsque je serais persuadé que, elle, elle m’aimait, alors, mon cœur l’accepterait. « Tu peux, essaie. ». C’était là mes conditions…

Nous eûmes deux enfants, ma petite Mariam naquit. Mais même alors mon cœur ne put oublier ma Mariam…

Par la suite, Mariam déménagea avec sa famille en Russie, et moi, sans le vouloir, je perdis toute trace qui menât à elle. Nous avions une camarade de classe, qui avait habité près de chez eux et qui s’était installée chez son mari, dans la maison voisine : j’avais quelques nouvelles de ma Mariam seulement par elle…

J’étais marié, père de trois enfants maintenant, mais mon âme et mon cœur réclamaient Mariam. J’eus une famille et de bons enfants, mais sans Mariam ma vie n’avait pas de sens. Je voulais mourir, mais je voulais aussi faire quelque chose de bien pour mes enfants…

En 1998 quand il y eut un changement de régime en Arménie, je fus de nouveau « actif ». Je pensais que si je faisais quelque chose de bien, je serais connu ; si je ne retrouve pas ma Mariam, que mon nom au moins lui parvienne… Les paroles de la chanson de Roubik devinrent mes compagnons de vie :
« Vous, vous dites que dans la vie il faut se battre,
Mais moi, ma très chère, je suis las, las.
Toi, tu me dis : aime et aie foi en la vie.
Moi c’est ma mort que je cherche.
Vois, elle va bientôt arriver. »

Après l’année 1999, jusqu’à mon arrivée en France, j’occupai le devant de la scène, comme on sait*. Seulement ce que l’on ne savait pas c’était que pendant tout ce même temps mon cœur réclamait ma Mariam. C’était mon secret, mon secret à moi. Je mis le nez dans toutes sortes de dangers, je tentai d’entrer dans toutes sortes de jeux dangereux. Maintes fois, j’avais eu une part dans la tournure des événements qui avaient lieu autour de moi. D’un côté, je voulus être encore davantage renommé, mais d’un autre côté aussi, du moins dans les affaires dans lesquelles j’étais impliqué, j’étais juste, pour que quand je mourrais, mon nom ne soit pas sali, qu’il soit vanté et que ma Mariam apprenne que moi j’avais été un homme bien.

Ainsi, dès lors, j’entrais volontairement dans des jeux dangereux pour moi et pour les autres. Et chaque fois j’invoquai Dieu en pensée : « Que je voie au moins une fois encore ma Mariam et après je pourrai mourir », mais…

C’était apparemment la volonté du Très-Haut que je ne meure pas. Les années passaient et je m’enfonçais dans des affaires toujours plus dangereuses. J’allai si loin qu’arriva le moment où je perçus que, par mes actes, je mettais aussi mes proches en danger. Je commençai à comprendre que mes enfants allaient rester seuls, et que, par ma faute, ils avaient été privés de tout. Dès lors la question de leur avenir me contraignit à me faire connaître à l’extérieur, hors de la communauté. Je devais faire quelque chose de bien pour eux, juste après cela…

Je vins ici ; c’était des conditions difficiles mais je les surmontai, je parvins à faire venir mes enfants, pour qu’ils soient en sécurité. Mais je ne pus oublier ma Mariam. D’ici aussi je commençai à lui téléphoner, à interroger mille et une personnes, pour avoir ne serait-ce qu’une nouvelle de Mariam… Je retrouvai, il y a deux ans, sur Internet l’une de mes camarades de classe installée depuis longtemps en Europe. Elle se connecta. Nous commençâmes à discuter. elle me dit qu’elle n’avait aucune nouvelle de Mariam. Mais ensuite nous trouvâmes un moyen pour en avoir. Quelques jours après elle m’envoya un SMS. Je n’en croyais pas mes yeux : c’était le numéro de téléphone de ma Mariam.

Je téléphonai aussitôt. Je ne pensais qu’à une seule chose, qu’elle soit à la maison et que ce soit elle qui réponde. À ce moment-là aussi, comme autrefois, je voulais appeler et ne pas prononcer une parole. Que j’entende seulement sa voix, que je l’entende seulement… Je téléphonai, une jeune fille répondit, c’était la voix de ma Mariam restée en moi. Je pensai que c’était sa fille, je donnai le nom de son père, je demandai s’il était à la maison. Je me disais que le temps qu’on me le passe, je raccrocherai. Mais… je compris que ce n’était pas sa fille. C’était ma Mariam, avec la même voix qu’il y a vingt ans. Je ne résistai pas, submergé par les larmes, je murmurai : « Mariam chérie, comment vas-tu ? » Elle demanda qui était à l’appareil, mais la voix sembla embarrassée ; je dis : « Ne t’en fais pas, nous ne sommes plus des enfants, j’ai eu ton numéro, j’ai eu envie d’appeler une fois. » « Ne rappelle plus », dit-elle simplement. Je réussis seulement à dire que j’avais une fille et que je lui avais donné son nom, et je promis de ne plus téléphoner…

Je ne sais pas quelle impression avait laissée ce que j’avais dit à ce moment-là ni combien de fois par la suite elle s’était rappelée mes paroles. Mais dès cet instant-là moi je commençai à chercher de nouveau à être seul, à pleurer et pleurer, à invoquer Dieu, pour que la fiction devienne réalité et que moi je trouve ma Mariam au moins dans ce monde. Jour après jour je commençai à m’isoler davantage…

Je respectai ma promesse pendant deux ans. Pendant deux ans, je voulus l’appeler mille fois, mais…
Il y a quinze ou vingt jours, ma camarade de classe qui s’était installée en Europe m’écrivit. Je l’appelai, nous discutâmes. Puis elle me dit qu’elle avait parlé au téléphone avec Mariam, que Mariam était allée à Erevan. Et elle dit qu’Artach était mort. Je ne compris pas de qui elle parlait ; je crus qu’elle parlait de l’un de nos camarades de classe, mais lorsque je compris qu’il s’agissait du mari de Mariam, je fus pétrifié.

L’instant suivant, j’eus devant les yeux le visage tourmenté et égaré de ma Mariam, je me glaçai. Je dis à ma camarade de classe que nous parlerions plus tard. Je tentai d’imaginer dans quel état pouvait être ma Mariam dans un pays étranger, sans parent proche, sans ami à ses côtés. Probablement stressée. « Moi j’ai donné ma parole de ne pas lui téléphoner mais il lui fallait de l’aide pour la sortir de ce stress. Qui puis-je charger d’une telle responsabilité ? à qui puis-je confier ma Mariam dans un tel état ? À personne ! »

Je décidai d’appeler mais j’étais persuadé qu’elle ne dirait rien. Et que moi aussi, à ce moment, j’aurais du mal à parler… j’écrivis un SMS. Je reçus une réponse. Et c’est ainsi que nous commençâmes à discuter, moi en envoyant 10-20 SMS à la suite, elle, y répondant un à un…

Cela fait trente ans que je l’aime, cela fait trente ans que mon cœur lui appartient, cela fait trente ans que dès que j’entends une chanson d’amour, que je vois un film, c’est ma Mariam qui m’apparaît devant les yeux. Cela fait trente ans que les expressions « premier amour », « amour sacré », « amour pur », « amour inoubliable » et toutes les autres du même type secouent mon cœur, font trembler mon corps, emplissent mes yeux de larmes. Cela fait trente ans que je l’aime plus que tout. Je ne pouvais me retenir, garder dans mon cœur tout ce qui s’était accumulé en moi pendant ces trente ans sans l’avouer dans les lettres que j’écrivis…

À chaque ligne, on sentait que j’écrivais en pleurant toutes les larmes de mon corps. Je constatais, moi aussi, la même chose dans ses lignes à elle. Moment unique. Durant vingt ans et plus ma Mariam avait été une épouse exemplaire, comme en rêve tout Arménien. Elle avait vécu dans l’amour et le bonheur, elle avait eu à ses côtés un mari qui l’aimait. Elle, elle n’est pas du genre à vivre pour elle-même, elle ne l’a jamais été. Maintenant elle se trouvait dans une situation difficile, maintenant elle ressentait le besoin d’avoir un homme fort à ses côtés…

Pendant trente ans je l’ai aimée, je l’ai adorée, je l’ai désirée. Pendant trente ans, dans mes pensées, j’ai rêvé de devenir l’homme fort à ses côtés. Pendant trente ans je n’ai pas ressenti dans mon cœur ce que signifiait le bonheur familial, je l’ai seulement imaginé en pensée et toujours c’était elle que je voyais.

Il y a trente ans, ma Mariam ne croyait pas que je l’aimais plus que ma vie, que j’aurais donné ma vie pour elle. Maintenant elle le croit. Maintenant ma Mariam, la souveraine de mes années d’enfance, la femme dont j’ai rêvé dans ma vie d’adulte, m’écrit : « Je le crois, je le crois vraiment, j’en suis convaincue… »,